LE SENS DU REBOISEMENT : À LA MÉMOIRE DE MAXIME JUTRAS

Jean-Lou David | Écrivain et reboiseur originaire de Rouyn-Noranda | Crédit photos | Jean-Lou David

En 2013, à 19 ans, j’ai planté pour la première fois un arbre dans le nord de la Colombie-Britannique, quelque part dans les environs de Prince George, pour le compte de la bien nommée Folklore Inc. Pour être folklorique, ça l’était pas à moitié. Je me suis retrouvé sur un camp d’intégristes évangéliques : prière matin-midi-soir, bénédiction matinale, bibles dans les pick-up, sermon les dimanches sous la grande tente commune. La douche froide. C’est sans compter que les installations rudimentaires du camp laissaient à désirer et qu’il fallait, entre autres désagréments, se laver littéralement à l’eau glaciale.

Inutile de dire que je m’ennuyais de ma mère. Mes collègues étaient tous, à quelques exceptions près, des étudiant-e-s dans un collège biblique de Saskatchewan où ils devaient devenir des missionnaires. Je les trouvais pas mal capotés. On était loin, en tout cas, des promesses de partys orgiaques qui m’avaient attiré là.

Mon contremaître, Jessy, un jeune homme à peine plus âgé que moi, d’une extraordinaire gentillesse, m’a non seulement enseigné le métier, patiemment, avec une bonne humeur intuable, mais il m’a aussi transmis, pour autant que j’étais réceptif à ça, à l’époque, le sens du reboisement.

Le planteur, disait Jessy, marche sur le chemin du crucifiement, il embrasse la douleur du Christ, prend la voie difficile pour s’affranchir de ce qui doit mourir en lui. Un exalté, le Jessy.

Quand même, je l’ai tout de suite beaucoup aimé et il me le rendait bien aussi, à sa façon. J’étais pas un très bon disciple, surtout qu’il m’avait surpris à fumer du pot un jour en cachette, mais il venait souvent me redonner courage sur mes terrains. Il me parlait des éclaircies soudaines dans le ciel et de la ligne d’ensoleillement qui se mettait à courir sur les étendues de coupes, ce qui donnait l’impression, à son avis à lui en tout cas, de quelqu’un qui aurait tiré sur un rideau dans le ciel.

Quand on nous a enfin libérés de ce camp d’internement de chrétiens fous furieux, je suis parti bummer à Victoria, brûler mes maigres économies. J’ai souvent repensé à Jessy, à sa gentillesse, mais surtout à ce qu’il disait du reboisement. Principe de vie et de mort, à la limite entre le chemin de croix et la rédemption. Une vocation, on pourrait dire. Une malédiction pour certains. Quelque chose, en tout cas, qui marque à tout jamais.

J’ai planté sur la Côte-Nord, où les épinettes noires sont maigres comme la misère, j’ai planté dans le parc des Laurentides, dans des terrains plus sales que des dépotoirs, j’ai planté près de Wemotaci, au nord de La Tuque, où de vieilles kokom atikamekw nous envoyaient la main quand on montait dans le bois à l’aube, réparer le saccage des grosses machines.

J’ai planté en Alberta, avec des bottes de cowboy une fois, pour faire rire mes collègues, et j’ai pogné des ampoules, assez pour en pleurer le reste de la semaine. J’ai souvent planté en robes de gala, achetées à la friperie d’Amos, pour faire le comique et célébrer « la graduation des planteurs », évènement dont j’étais chaque année le promoteur enthousiaste et, quelquefois, le seul participant… J’ai planté toute une journée en chest, pas de crème solaire, en juillet, et j’ai eu le pire coup de soleil de ma vie. J’ai planté trois ans sans mettre de gants de travail, jusqu’à ce que mes mains aient l’air de vieux rhizomes rugueux. J’ai planté avec et sans citronnelle, avec de la Watkins jusque dans les boxers, avec un filet, en t-shirt ou en manches longues, en big bill ou en short. Mais je me suis toujours fait bouffer par les mouches, invariablement.  J’ai planté au soleil ardent de midi, à 38 degrés à l’ombre, j’ai planté sous la neige, à la pluie battante, pendant que les éclairs allaient fesser sur la ligne d’arbres, en haut de la côte pas loin. J’ai planté dans des marécages croupissants, où même les mouches refusaient d’aller pondre. J’ai planté dans des terrains de gumbo plus raides que des parkings de centres d’achat. J’ai planté enfin dans des montagnes, sur des caps de roche, dans un pouce et demi de mousse, dans la slash pas de terre (que le Ministère me le pardonne).

J’AI PLANTÉ HUIT ANS

J’ai connu des hommes qui ont planté toute leur vie, des gars qui en ont vu d’autres. J’ai connu des patriarches africains, des Burundais de soixante ans qui travaillaient six jours semaine, douze heures par jour, pas de pause, pas de lunch, pour envoyer de l’argent en  Afrique et faire vivre des familles entières.  J’ai vu des gars tough pleurer le matin, des messieurs muscles s’effondrer dans des fonds de swomp et ne plus avoir le courage de se relever. J’ai connu des femmes qui plantaient deux fois plus que moi, et qui m’ont fait ravaler ma fierté mal placée. J’ai côtoyé des Français, des Congolais, des Arabes, des Bhoutanais, des Éthiopiens, qui ont tous appris, bien assez tôt, le sens du mot tabarnack.  J’ai bu en vitesse des fonds de café dans des blocs sanitaires de camps forestiers au nord de Matagami, à 4 heures et demie du matin, pendant que des collègues faisaient des ablutions dans le lavabo, en récitant des sourates. J’ai englouti des lunchs monstrueusement caloriques, des sandwichs lourds comme des pavés, pendant que d’autres, qui observaient un ramadan héroïque, se rinçaient la bouche sans boire et jeûnaient jusqu’au coucher du soleil.

J’AI CONNU DU MONDE COURAGEUX

J’ai connu des excentriques, des écrivaines qui s’ignorent, des docteurs en sociologie qu’on trimbale dans des boîtes de pick-up, j’ai montré à un critique littéraire du Devoir comment planter un bel arbre, j’ai brossé au bord d’un feu de camp avec des globe-trotteurs, j’ai refait le monde dans une roulotte qui tombait en morceaux, avec une future psychologue, belle comme un mirage, et un bon gars de Palmarolle, qui a eu une enfance difficile. J’ai connu un cinéaste génial qui rêvait de réaliser un film sur nous tous, et qui s’apprête à sortir une série télé, en hommage à ses Frères d’arbres.

J’AI CONNU DU MONDE ADMIRABLE

J’ai connu un gars qui a fait le tour du monde à vélo, en hiver. Ça m’a inspiré pour marcher, beaucoup, de chez nous jusqu’au Proche-Orient. J’ai rencontré, un matin où je me suis assis comme un imbécile sur mon propre pot de yogourt, un jeune homme avec qui j’ai traversé plus tard les Alpes et descendu en kayak la rivière des Outaouais jusqu’à Montréal. Ce gars-là, aujourd’hui, je l’aime autant que mon propre frère. J’ai aussi montré à mon grand frère à planter et j’ai été fier de lui, et fier de moi, fier d’être celui qui lui a enseigné quelque chose.

 

J’AI VÉCU DANS LE BOIS LES PLUS BEAUX MOMENTS DE MA VIE

J’ai vécu aussi mes moments les plus durs. Des crises existentielles suffocantes, des traversées intérieures, des découragements dont on voit plus le boutte. J’ai perdu un ami le mois dernier, qui est tombé au combat, qui s’est immolé dans son pick-up à la fin de sa saison, parce qu’il y avait, selon lui, huit mois de trop dans une année. Dieu ait son âme.  Je cherche encore la foi qui déplace les montagnes, celle qu’avait Jessy, mon premier maître dans l’ouest, si on peut dire. Mais j’ai trouvé quand même, au contact de tous ceux que j’ai connus, de tous ceux que j’ai aimés, le sens, moi aussi, du reboisement. C’est une quête radicale, difficile, sans cesse reprise, pour vivre la liberté sans compromis, sans facilité.  Le reboisement, c’est un métier hors du commun, une vie exigeante, qui s’imprime en nous à jamais. Les uns en vivent et les autres en meurent. On est planteur toute sa vie.