LE TEMPS DES PÊCHES COMMERCIALES ABITIBIENNES
Nils Ambec, Marianne Vogel, Maxence Soubeyrand
Les annales de la pêche commerciale en Abitibi nous permettent de remonter jusqu’en 1945, et l’on apprend que ces pêcheries ont connu un âge d’or durant les années 1960. Les prélèvements annuels atteignaient en effet de 100 à 200 tonnes de poissons avec, en moyenne, une centaine de pêcheurs actifs. Précisons toutefois que ces prélèvements visaient alors nos espèces sportives favorites (le doré et le brochet) ainsi que le corégone, l’esturgeon, le meunier, la laquaiche, la perchaude, la lotte ou même la barbotte!
Achille Duranseau, très heureux de nous parler de son métier lors de notre entretien à son domicile.
La pêche commerciale en Abitibi a toujours eu lieu en eau ouverte et non l’hiver, sous la glace. Dans les années 60, la glace était prélevée l’hiver, découpée sur les lacs, puis stockée dans des hangars jusqu’à l’été, en blocs sous du bran de scie. Cette glace servait à conserver les poissons pour les livraisons s’effectuant à Montréal et New-York à partir de la poissonnerie Malartic Fisheries de Willy Duranseau.
Malgré nos lacs très poissonneux, il est aujourd’hui difficile de nous imaginer le passé aussi florissant d’une activité disparue.
Après de nombreuses semaines à rechercher d’anciens pêcheurs commerciaux de la région, nous avons été invités à rencontrer Achille Duranseau chez lui, au bord d’un lac, comme tout bon pêcheur. Achille fait partie des dernières personnes à avoir pratiqué la pêche commerciale dans la région, de 1979 à 1988. Plusieurs membres de sa famille ont été pêcheurs commerciaux en Abitibi, notamment son oncle Willy, de Malartic, ou son cousin Henry et sa fille Danielle, de Senneterre. Après un moratoire sur les espèces sportives qu’Achille soutient vivement, les permis de pêche commerciale distribués dans la région ne visaient plus que l’esturgeon jaune.
Une des plus belles prises de l’équipage : un esturgeon de 96 lb capturé au lac Malartic en 1985.
Achille a donc obtenu un permis, qualifié d’expérimental, pour jauger le potentiel en esturgeons des lacs et rivières de la région. Après tant d’années sans pêche commerciale dans la région, Achille a dû acheter de quoi fabriquer ses filets – les mailles, les moules pour les pesées de plomb, les câbles – et procéder à des tests pour ne prendre que de l’esturgeon. L’esturgeon jaune est un poisson de fond et la taille minimale pour le conserver était de 36 pouces, les poissons relâchés étaient bagués pour des suivis de déplacement et de croissance des individus. Son choix s’est donc arrêté sur des filets de fond de 8 pieds de haut, avec des mailles de 6 pouces. De cette manière, les prises accidentelles de brochets ou de dorés étaient rares. Enfin, l’embarcation pour une équipe de 2 était une chaloupe de 15 ou 16 pieds, couplée à un moteur de 9,9 ou 20 forces, selon la taille des plans d’eau. Achille nous a toutefois précisé que, bien que la taille minimale de conservation était de 36 pouces, il préférait relâcher ces petits esturgeons. Ces derniers avaient besoin de se reproduire, en plus de ne pas fournir beaucoup de chair. La pêche débutait après la fraie de l’esturgeon, soit le 15 juin, et durait jusqu’au 15 septembre environ : c’était le temps que prenait l’équipage pour remplir les quotas de chacune de ses zones. Chaque lac et secteur de rivière disposait en effet d’un quota expérimental personnalisé. Si la zone ne permettait pas une capture rentable d’esturgeons, le permis du lac était supprimé, les meilleurs secteurs voyaient en revanche leur quota adapté au fur et à mesure des années, des classes d’âge des individus et de l’effort de prélèvement. C’était un travail très exigeant : 6 à 7 jours par semaine durant toute la saison de pêche. Les journées débutaient habituellement à 7 h pour se terminer à 18 ou 19 h, et une deuxième session de nuit était parfois nécessaire si la pêche ou la météo n’avaient pas été bonnes. L’esturgeon nécessite en effet d’être sorti de l’eau en moins de 12 h si l’on veut éviter que sa chair, très grasse, ne se gâte. Une fois le quota d’un lac ou d’une rivière atteint, Achille et son employé, Raymond Martel, allaient sur un autre plan d’eau. Il fallait tenir un registre très strict des prises et de leur poids. De plus, le biologiste Daniel Nadeau récupérait régulièrement les nageoires d’esturgeons pour connaître leur âge. Ces poissons longévifs se reproduisent tard et à intervalles espacés, il fallait donc à tout prix éviter un rajeunissement de la population.
Tous les 10 jours, Achille livrait lui-même les filets et le caviar d’esturgeons, d’une valeur de 5 000 à 7 000 $, à l’entreprise « Les Fruits de mer Imperial inc. » de Saint-Hyacinthe, puis remontait continuer la pêche en Abitibi. Une fois tous ses quotas complétés venait l’hiver, qui lui permettait de réparer ses filets et de se préparer pour l’année suivante. Il nous confie que l’activité était lucrative, lui permettant de gagner environ 35 000 $ par année, après avoir payé son employé et les frais associés à sa pêche.
La fin de la pêche de l’esturgeon en Abitibi
En Abitibi, les tests de chair effectués par le ministère confirmaient les faibles taux de mercure des poissons prélevés. Pour ce qui est des stocks en 1989, le ministère suivait de près les populations d’esturgeons et Achille pense que certains secteurs n’étaient pas surexploités. Les Américains étant les principaux acheteurs d’esturgeons abitibiens, leur moratoire sur l’importation de l’esturgeon jaune semble être à l’origine de la cessation de l’activité. En effet, les grands centres de la Belle Province étaient vraisemblablement alimentés par les pêcheries plus proches du Saint-Laurent.
À la livraison, les esturgeons arboraient régulièrement des marbrures rouges marquant les zones de contact avec des surfaces dures. On observera des marbrures pour les mêmes raisons, mais sombres et claires, sur les brochets ou les achigans à la fin d’une partie de pêche.
D’autres pêcheurs ont succédé à Achille jusqu’en 2012, dernière année avant la fermeture de la pêche commerciale à l’esturgeon de l’Abitibi en 2013, car le niveau des stocks était jugé préoccupant. Le déclin des populations d’esturgeons aurait été lié à des pratiques de pêche illégales et des dépassements de quotas avérés qui ont eu lieu en Abitibi après la cessation d’activité d’Achille.
Achille nous confie qu’il a beaucoup aimé son métier, lui permettant d’explorer de nombreuses zones de la région et d’échanger en bonne entente avec les Premières Nations le long de la rivière Harricana. Les membres d’Abitibiwinni sont en effet friands de poissons et les deux parties ont pu discuter ensemble de techniques de pêche et de gastronomie. Une de ses fiertés, photos à l’appui, a été de pêcher des poissons pouvant dépasser les 100 livres et les 130 ans. Il nous raconte même, avec un grand sourire, qu’un esturgeon gigantesque détruisait chaque année ses filets sur la rivière Harricana. Qui sait, peut-être que cet esturgeon est toujours vivant aujourd’hui?
Le matériel employé pour la pêche à l’esturgeon jaune au filet. Une chaloupe de 15 ou 16 pieds et un moteur d’au plus 20 forces. On peut voir ici qu’Achille et Raymond ont remonté un esturgeon dans leur embarcation.